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23 février 2010

Le Vif/L'Express : un bilan riche d'enseignements

Jacques Gevers a dirigé la rédaction du Vif/L'Express jusque fin 2005, quand Roularta l'a écarté.

Ce fut un des épisodes de la crise du premier hebdomadaire belge francophone, “cousin” belge de L'Express, dont le propriétaire Roularta est devenu en 2006 celui de L'Express. Une crise qui continue encore aujourd'hui.

Jacques Gevers raconte ces années de crise dans “Vie d'un hebdo, mort d'un projet”, un article publié dans La matière et l'esprit, revue multidisciplinaire de l'Université de Mons-Hainaut (UMH). Thème de ce numéro (n° 12-13 de nov. 2009-av. 2010) : “Emotocratie: émotion, médias et pouvoir” (Pour commander la revue : voir La Matière et l'esprit).

Depuis sa parution, l'article de Jacques Gevers alimente en Belgique la réflexion sur les médias. Nous en publions ici des extraits qui font écho à la situation de ce côté-ci de la frontière.

Le pilotage de la rédaction a été modifié quatre fois en trois ans. L’équipe rédactionnelle a perdu 9 journalistes et deux graphistes, soit plus de la moitié de son effectif de 2005. Seule une partie d’entre eux a été remplacée. Le journal a également congédié deux de ses plus prestigieux collaborateurs extérieurs et en a perdu un troisième, orfèvre de l’écriture, après vingt-trois ans de chroniques littéraires. Le lectorat ne reconnaît plus le journal auquel il avait accordé sa confiance. Les ventes s’étiolent. Le recrutement d’abonnés est à la peine. On ne compte plus les messages où des femmes et des hommes, naguère lecteurs fidèles et enthousiastes, expriment leur désapprobation et leur dépit. L’« entreprise Vif », longtemps havre de paix sociale et média-phare pour les jeunes journalistes, est devenue un lieu de méfiance, de soupçon et de peur. [...]

La nomination de Faljaoui est remise en selle par les actionnaires. Ils demandent aux journalistes de l’écouter pour prendre, au moins, connaissance de son projet. La rédaction assiste alors à un long monologue truffé d’anglicismes. Le candidat se livre à une démolition en règle du Vif : « Tel sujet, c’était n’importe quoi. Telle couverture, ça vaut tout au plus un zéro pointé. » Au lieu de quoi, il propose d’implémenter une stratégie de benchmarking : « Il ne faut pas hésiter à acheter une grosse pile de newsmagazines, venus du monde entier. Voir ce qu’ils font, les scanner, retenir le meilleur et ne pas hésiter à s’en inspirer ! » Copier les autres ? C’est un peu court pour les journalistes du Vif, conscients d’avoir construit un projet original et plutôt fiers d’y travailler. [...]

Le moral, ainsi que la motivation et le dynamisme qui vont avec, ne sont pas les seuls à plonger. Pour la première fois, Le Vif commence à montrer les symptômes d’une entreprise mal gérée. L’absentéisme s’y répand, les congés pour maladie se multiplient. Certains journalistes ne sont plus relus, ou trop superficiellement. En conséquence, des articles parus dans Le Vif sont parfois peu compréhensibles. D’autres sont beaucoup trop longs, prenant un embonpoint sans rapport avec l’intérêt du sujet. En bref, la discipline se relâche. Les délais ne sont plus respectés. Des pages, voire des cahiers entiers parviennent à l’imprimerie avec plusieurs heures de retard, voire davantage. Quelques mois plus tard, ces dysfonctionnements vaudront au journal de se voir imposer une réorganisation dictée par les services techniques de Roularta, las de devoir improviser de coûteuses heures supplémentaires pour pallier les retards de la copie. [...]

Il faut donc « changer ». Quoi ? Un peu tout. Les titres trop prudents. Les analyses trop nuancées. Les couvertures internationales. Les sujets difficiles à expliquer. A la trappe, le Baromètre de l’économie IRES/Le Vif, la conjoncture, les finances publiques. Poubelle, les débats où l’on risque de se prendre la tête. Fini, les pages « Idées ». Virés, Bruno Dayez et sa chronique judiciaire, Jean Sloover et ses critiques d’essais. La politique ? Elle reste la bienvenue. Mais à la condition de privilégier désormais les acteurs, et non plus les enjeux. Les politiques, leur entourage, les têtes couronnées, les stars d’ici ou d’ailleurs, peu importe, pourvu que « les autres en parlent » aussi. Pleins feux sur les people, donc. N’essayez pas d’expliquer « l’impasse de la gauche » ou « les excès du libéralisme » ; racontez plutôt « pourquoi Di Rupo et Reynders se détestent », « comment Joëlle Milquet épuise ses collaborateurs » ou « ce que fait ‘Madame Non’ pour survivre dans cet univers de machos », « pourquoi Yves Leterme (ou le prince Laurent, Albert Frère, Tonton Tapis…) est insupportable »… La même préférence pour l’émotion et les ressorts psychologiques de l’actualité se manifeste dans la couverture de la tension communautaire croissante qui suit les élections fédérales du 10 juin 2007 : les Flamands et les francophones deviennent alors, en direct de la scène, les acteurs collectifs, anges ou démons, de ce grand spectacle qu’est désormais la vie publique. [...]

L’étau se referme le jeudi 22 janvier 2009. Ce jour-là, Amid Faljaoui notifie leur licenciement immédiat à quatre journalistes du Vif. Outre la rédactrice en chef Dorothée Klein, trois autres femmes font les frais de l’opération : Pascale Gruber (santé, médecine, société), Elisabeth Mertens (culture, numéros spéciaux) et Isabelle Philippon, coordinatrice de l’actualité politique, économique et sociale. L’opération est menée avec une brutalité médiévale et sa mise en scène témoigne d’un certain goût pour le roman de gare : pour que la « vidange » soit discrète, les quatre journalistes sont convoquées hors de leur lieu de travail, au siège de Roularta à Zellik. Interdiction leur est faite de remettre le pied à la rédaction. Car « J’ai horreur du concert des pleureuses », justifie Faljaoui. Elles disposeront de deux heures pour venir chercher leurs affaires, samedi, quand les bâtiments sont vides. Sous la surveillance d’un gardien de sécurité qui, nanti d’instructions précises, garde l’oeil rivé à sa montre et houspille sans ménagement les traînardes. [...]

Avant même d’être un homme de presse, Rik De Nolf est un homme d’affaires. En l’occurrence, un marchand d’espaces publicitaires. A ce titre, il est évidemment très sensible à la diffusion et à l’audience de ses publications, puisque le prix auquel un espace publicitaire peut être vendu est fonction du nombre de personnes susceptibles d’être atteintes par la publicité qui y prendra place. Or, en 2005, les chiffres de diffusion du Vif, sans être alarmants, montrent une érosion légère mais continue depuis quatre ans, malgré les efforts fournis par la rédaction pour renouveler la formule de l’hebdomadaire en 2004. Répétons-le : ce tassement des ventes du Vif est sans commune mesure avec le recul qui affecte l’ensemble de la presse écrite depuis une décennie. Que fait le propriétaire d’une écurie quand un jeune cheval avenant piaffe à l’étroit dans son box ? Il lui donne de l’air et mise sur lui pour emporter des compétitions plus difficiles. C’est exactement ce que Rik De Nolf va faire avec Amid Faljaoui. D’autant plus volontiers que le poulain est bon vendeur : il sait dire au maître les mots que ce dernier a envie d’entendre, dans le langage managérial qui lui est familier. A chaque fois qu’il a l’occasion de rencontrer De Nolf (et il excelle à n’en rater aucune), Faljaoui ne manque pas de dénigrer les derniers numéros du Vif. Et d’expliquer au CEO ce qu’il aurait fait, lui, pour « rafler la mise » en librairie. C’est dans ce « panneau » que tombera Rik De Nolf, cédant à l’ambition de celui qui lui promettait monts et merveilles. Mais sans anticiper, semble-t-il, les conséquences qui résulteraient de sa précipitation. [...]

Nous pensions, nous pensons en effet qu’un bon journal ne doit pas se fonder sur l’obsession permanente de rencontrer au plus près les attentes présumées du plus grand nombre, mais sur la qualité d’un projet élaboré avec conviction par une équipe forte, qui le propose à l’adhésion du public. C’est sur ce postulat que Le Vif/L’Express a construit son succès pendant plus de quinze ans. [...]

Et L’Express ? A ce moment-là, le groupe français était encore toujours propriétaire de 50% du Vif. Il aurait donc pu tempérer l’enthousiasme de Rik De Nolf, attirer son attention sur les risques d’une décapitation du Vif, voire refuser tout simplement qu’on joue l’hebdo à la roulette russe. Ça, c’est pour la théorie. Car, dans la réalité, à la fin de l’année 2005, L’Express n’a plus grand-chose à dire au Vif. Roularta vient en effet d’acquérir, auprès de son propriétaire Socpresse-Dassault, 35% du capital du Groupe Express-Expansion (GEE), dont L’Express est une filiale. Et le président du directoire du GEE, Denis Jeambar, par ailleurs directeur de la rédaction de L’Express, n’attend qu’une chose : que Roularta prenne le contrôle de la totalité de L’Express. Il y travaille assidûment, aidant De Nolf sans réserve à la réalisation du projet. Par cette opération, Jeambar cherche à ce que son groupe échappe au contrôle de son actionnaire majoritaire, la société Socpresse-Dassault. Et, surtout, aux foucades de son président, Serge Dassault. Face à cet avionneur et fabricant d’armements parfois imprévisible, Roularta, disait-il, apporterait à L’Express la perspective rassurante d’un actionnariat stable, dans le domaine de l’édition. A titre plus personnel, Jeambar voit l’intégration au groupe de Rik De Nolf comme une garantie pour son propre avenir. Du moins le croit-il. Toujours est-il qu’en cette fin d’année 2005, Jeambar n’a rien à refuser à Nolf, dont il est l’obligé. Aurait-il une objection à formuler qu’il s’en abstiendrait précautionneusement : les risques encourus par Le Vif/L’Express ne peuvent alors se mesurer aux grands enjeux des groupes de presse et des mouvements de capitaux à l’échelle européenne. Cette toile de fond est indispensable à la compréhension des événements qui ont affecté Le Vif. [...]

00:14 Publié dans Presse | Tags : actionnaire, le vif, l'express

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